Anne GROUSSET
Avocate Associée
CMS BUREAU FRANCIS LEFEBVRE
Intervenante à la conférence « Pénalisation du contrôle fiscal » le 24 mars 2016, à Paris
L’expérience du contentieux en matière de fraude carrousel conduit à s’interroger sur le point de savoir si la défense du contribuable impliqué dans une fraude, dont il n’est pas l’instigateur, reste possible.
Les entreprises qui participent, à leur insu, à des opérations frauduleuses sont en principe protégées par la jurisprudence communautaire, qui a jugé, à maintes reprises, que leurs droits à déduction ne peuvent être remis en cause, de même que l’exonération de TVA qu’elles avaient pu appliquer à leurs opérations intracommunautaires, lorsque leur connaissance de l’existence de la fraude ne peut être établie.
Il appartient donc aux autorités et aux juridictions nationales de refuser le bénéfice du droit à déduction ou de prétendre à la taxation des livraisons s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que le droit à déduction ou l’application de l’exonération est invoqué frauduleusement ou abusivement (voir arrêts Mahagében et Dávid, C 80/11 et C 142/11, point 42, ainsi que ordonnances Forvards V, C 563/11, point 37, et Jagiełło, C 33/13, point 35).
Autrement dit, si l’administration n’est pas en mesure d’établir que l’assujetti savait ou ne pouvait ignorer qu’il participait à une fraude TVA, le régime TVA de ses opérations ne peut être remis en cause ni la solidarité lui être appliquée pour lui réclamer le paiement des montants de TVA mis en recouvrement.
Il est pleinement justifié d’exiger d’un opérateur avisé, lorsqu’il existe des indices permettant de soupçonner l’existence d’irrégularités ou de fraude, qu’il prenne des renseignements sur un autre opérateur auprès duquel il envisage d’acheter des biens ou des services, afin de s’assurer de la fiabilité de celui-ci (arrêt Mahagében et Dávid, C 80/11 et C 142/11, point 60, ainsi que ordonnances Forvards V, C 563/11, point 40, et Jagiełło, C 33/13, point 38).
Pour autant l’administration fiscale ne peut exiger de manière générale de l’assujetti participant à une transaction qui lui parait normale, d’une part, de vérifier que l’émetteur de la facture afférente aux biens et aux services au titre desquels l’exercice de ce droit est demandé dispose des biens en cause et est en mesure de les livrer et qu’il a rempli ses obligations de déclaration et de paiement de la TVA, afin de s’assurer qu’il n’existe pas d’irrégularités ou de fraude au niveau des opérateurs en amont, ou, d’autre part, de disposer de documents à cet égard (voir arrêts Mahagében et Dávid, C 80/11 et C 142/11point 61, ainsi que LVK – 56, C 643/11, point 61; ordonnances Forvards V, C 563/11point 41, et Jagiełło, C 33/13, point 39).
A notre connaissance, cette jurisprudence communautaire n’a pas, à ce jour fait l’objet d’une application positive par les juridictions administratives (cf étude Anne Grousset- Droit Fiscal, 10/09/2015 n°37 : « Lutte contre la fraude carrousel : à la recherche d’un équilibre entre les obligations des entreprises et celles de l’administration fiscale »).
Plusieurs causes peuvent sans doute expliquer cette extrême prudence des juridictions administratives.
Parmi celles-ci, on relèvera le fait l’administration, invoque, à l’appui de son argumentaire, des données qu’elle est seule à maitriser.
Ainsi est-ce le cas en cas de présumée vente à perte du fournisseur défaillant de l’assujetti.
Les juges du fond s’appuient sur les constatations opérées lors des opérations de contrôle par le service de vérification pour relever cette vente à perte. Pour autant, l’administration est seule à détenir les informations comptables et fiscales du fournisseur, à les avoir collectées dans le cadre du contrôle fiscal qu’elle a opéré chez celui-ci ; l’information fournie à l’assujetti, à qui ces éléments sont opposés, est parcellaire (exemple comparatif de prix d’achat et de vente du fournisseur, sans autres données comptables ou bancaires).
Comment l’assujetti peut-il alors s’assurer de l’exhaustivité des données collectées par l’administration ? Dispose-t-il d’un droit effectif de demander la production de l’ensemble des données comptables et des comptes bancaires de son fournisseur afin de procéder à une expertise des données avancées par le service de vérification et de l’exhaustivité des contrôles opérés?
Le secret professionnel invoqué par l’administration, s’y opposerait.
Autrement dit, l’administration chargée de collecter l’impôt peut seule avoir accès aux données comptables du fournisseur de l’assujetti qu’elle contrôle et qu’elle est susceptible d’opposer à d’autres assujettis, clients ou fournisseurs de celui-ci, pour asseoir des rappels de droits et des pénalités à leur encontre.
Or, si le secret professionnel est invoqué par l’administration, pour refuser de produire la comptabilité du fournisseur, est justifié, comment alors expliquer qu’elle produise des données comptables de prix d’achat, tout aussi confidentielles venant à l’appui de sa démonstration ?
En effet, soit c’est l’ensemble des données comptables du fournisseur qui sont frappées par le secret professionnel et qui ne peuvent être produites à des tiers, même réputés parties à une fraude carrousel, soit plus raisonnablement, si l’administration estime que la comptabilité du fournisseur révèle la vente à perte du fournisseur, c’est toute la comptabilité de celui-ci qui doit être produite par l’administration à l’appui de sa démonstration pour permettre à l’assujetti de disposer des mêmes armes que celles de l’administration pour répondre à cet argument.
À défaut, l’égalité des armes n’est pas respectée, ce qui nuit gravement aux droits de la défense de l’assujetti réputé avoir par sa négligence permis le développement d’une fraude TVA.
Il convient d’observer que, selon la Cour européenne des droits de l’homme, l’« égalité des armes » implique l’obligation d’offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire. Ainsi compris, le principe de l’égalité des armes constitue un élément de la notion plus large de procès équitable.
Ce principe du procès équitable figure en bonne place dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial. »
Bien que la notion d’« égalité des armes » ne figure pas en tant que telle dans la Convention, la Cour européenne l’emploie pour exprimer à la fois l’exigence d’équité, d’indépendance et d’impartialité, mais également comme une composante autonome du procès équitable.
Dans l’arrêt Ruiz Mateos c. Espagne, le 23 juin 1993, la Cour a ainsi jugé que l’égalité des armes s’appliquait à toutes les procédures mettant en cause les droits ou obligations à caractère civil, même si le contenu du principe n’a pas la même implication en matière civile et pénale (arrêt Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas du 27 octobre 1993).
Peu importe qu’une stricte égalité procédurale soit appliquée entre les parties, ce qui importe c’est que celles-ci « bénéficient d’une situation raisonnablement égalitaire » et « qu’aucune partie ne se voie conférer une position privilégiée, y compris s’il s’agit de l’État ou d’un service public tel que le ministère public » (arrêt Hentrich c. France, 22 septembre 1994).
Sur cette question, des droits fondamentaux, le Conseil Constitutionnel, n’est pas en reste puisqu’il a reconnu l’application de ce principe, dans le contentieux fiscal, en déclarant contraire à la Constitution la validation asymétrique des impositions fondées dur le rétablissement de la règle dite de l’ « intangibilité du bilan d’ouverture du premier exercice non-prescrit », en jugeant : « l’atteinte ainsi portée à l’équilibre des droits des parties méconnait les exigences de l’article 16 de la déclaration des droits de 1789 ; que par suite … il y a lieu de déclarer le paragraphe IV de l’article43 de la loi du 30 décembre 2004, contraire aux droits et libertés que la Constitution garantit » (Cons. Const., dec. n°2010-78 QPC, 10 décembre 2010, Sté Imnoma ; cf comm. Derouin, JCP n°51-52, 23/12/2010).
Formons des vœux pour que les règles TVA applicables dans le cadre de la lutte contre la fraude carrousel soient interprétées à la lumière de ce principe tant communautaire que constitutionnel. La lutte anti-fraude ne saurait à elle seule justifier le manquement à ce droit fondamental.
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