L’indépendance des procédures pénale et fiscale, brefs rappels historiques et affaire Wildenstein

Emmanuel DAOUD
Avocat Associé
Cabinet Vigo –  Membre du Conseil de l’Ordre du barreau de Paris

Intervenant à la conférence « Pénalisation du droit fiscal » le jeudi 30 mars 2017, à Paris

Victoire de TONQUÉDEC
Élève avocat
Cabinet Vigo

La question de l’autonomie du droit pénal fiscal a suscité de nombreuses controverses. Si on a pu croire, ces dernières années, à la mise en place d’un droit pénal fiscal unifié, c’est-à-dire à la fin de deux procédures distinctes susceptibles de conduire à une double sanction, on est aujourd’hui forcé de reconnaître que les derniers soubresauts jurisprudentiels semblent avoir anéanti cet espoir d’unification, tout en renforçant l’autonomie du juge pénal en matière de fraude fiscale.

À ce titre, la décision de première instance de l’affaire Wildenstein permettrait au juge pénal de dessiner une discipline à part entière : le droit pénal fiscal. Le conditionnel est d’usage ; le ministère public ayant interjeté appel.

Définir la fraude fiscale : une gageure

La question de la double poursuite est intimement liée à la répression de la fraude fiscale. Cette dernière apparaît comme une notion floue : définie par le Code général des impôts (CGI), mais empreinte de mécanismes du droit pénal quant à la caractérisation de l’infraction.

La définition légale de la fraude fiscale

La fraude fiscale est le fait de se soustraire frauduleusement à l’établissement, au recouvrement et en définitive au paiement de l’impôt. Le délit général de fraude fiscale est défini par le CGI à l’article 1741 et le délit comptable de fraude fiscale se trouve à l’article 1743 du même code. Ces articles recouvrent l’omission volontaire de déclaration dans les délais prescrits, la dissimulation volontaire des sommes sujettes à l’impôt, l’organisation d’insolvabilité, l’obstruction au recouvrement de l’impôt par toute manœuvre frauduleuse.

Sur le terrain pénal, la fraude fiscale est punie de 500 000 euros d’amende et d’un emprisonnement de cinq ans. Les peines sont portées à 2 000 000 euros d’amende et sept ans d’emprisonnement lorsque les faits ont été commis en bande organisée ou réalisés à l’aide de moyens listés dans l’article 1741 du CGI.

Sur le terrain fiscal, plusieurs articles du CGI prévoient des sanctions, parmi lesquels l’article 1729 qui fixe des majorations de 40% ou 80% selon le degré d’intention frauduleuse.

 

Un contexte favorable à la création d’une discipline nouvelle : le droit pénal fiscal

La loi du 6 décembre 2013 : une prise de conscience du législateur

Si la loi n°2013-1117 du 6 décembre 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière a permis, dans une certaine mesure, d’uniformiser et de pénaliser les procédures de contrôle[1], ni le législateur ni la jurisprudence ne se sont aujourd’hui risqués à entériner la fin de la dualité des poursuites pénales et fiscales. En d’autres termes, les impositions définitivement déchargées par le juge de l’impôt peuvent – toujours – donner lieu à une condamnation et à une peine privative de liberté pour fraude fiscale. C’est l’oxymore auquel est confronté le justiciable.

 « Non bis in idem » et « nécessité des peines »

Saisi d’une QPC, le Conseil constitutionnel a déclaré non conforme à la Constitution le cumul des poursuites disciplinaires et pénales en matière boursière par une décision du 18 mars 2015[2].

À cet égard, le Conseil constitutionnel a considéré que lorsqu’il y a identité de faits poursuivis, d’intérêts sociaux protégés, de sanctions et de juridiction concernée en cas de recours, la double poursuite enfreint l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires ». Différentes dispositions du Code monétaire et financier ont ainsi été déclarées inconstitutionnelles et modifiées[3].

Il en résulte que, le principe de nécessité des peines est intervenu au secours du respect du principe non bis in idem en matière boursière, bien qu’une décision du Conseil constitutionnel en date du 14 janvier 2016 soit venue tempérer une telle avancée[4].

Du reste et en tout état de cause, il était inévitable que la non-conformité à la Constitution soit également soulevée en matière fiscale. Les affaires dites Wildenstein et Cahuzac ont donné une occasion – manquée – de sacraliser le principe du non bis in idem en matière pénale fiscale. Cependant, le juge pénal, dans le premier volet de l’Affaire Wildenstein, a saisi l’opportunité de créer une discipline à part entière : le droit pénal fiscal.

L’Affaire Wildenstein : l’émergence du droit pénal fiscal ?

Le 6 janvier 2016, le tribunal correctionnel de Paris a transmis à la Cour de cassation la QPC déposée par la défense de Guy et Alec Wildenstein, poursuivis pour fraude fiscale et blanchiment aggravé. L’enjeu de cette QPC était considérable : la défense entendait en effet faire constater par le Conseil constitutionnel que les doubles poursuites administratives et pénales en matière fiscale sont contraires au principe de la nécessité des peines.

La Cour de cassation a, contre toute attente, décidé de transmettre la question dont elle était saisie au Conseil constitutionnel et ce, alors qu’elle avait déjà par trois fois refusé de transmettre des QPC portant sur le cumul des procédures pénale et fiscale[5]. En effet, la Cour de cassation avait considéré, d’une part, que la procédure administrative et la procédure pénale sont indépendantes l’une de l’autre et ont des objets et des finalités différentes et, d’autre part, qu’en en cas de cumul entre sanctions administrative et pénale, le juge doit selon le principe posé par le Conseil constitutionnel s’assurer que les sanctions cumulées ne dépassent pas le montant maximal prévu par la loi pour la sanction pénale.

Pour rappel, la jurisprudence établie de la Cour de cassation acceptait le principe du cumul au motif que « la règle non bis in idem (…) ne trouve à s’appliquer (…) que pour les infractions relevant, en droit français, de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale et n’interdit pas le prononcé de sanctions fiscales parallèlement aux sanctions infligées par le juge répressif »[6].

La Cour de cassation semble avoir – enfin – mesuré le hiatus existant entre double sanction et non bis in idem.

Les décisions n° 2016-545 et 2016-546 QPC du 24 juin 2016 : les Sages ont manqué de clarté

Nonobstant le contexte hautement favorable au non-cumul des poursuites, le Conseil constitutionnel a jugé, dans ces deux décisions du 24 juin 2016, que l’application combinée des dispositions contestées des articles 1729 et 1741 du CGI était conforme à la Constitution.

Les juges constitutionnels ont en effet considéré, dans ces deux décisions que « le principe de nécessité des délits et des peines ne saurait interdire au législateur de fixer des règles distinctes permettant l’engagement de procédures conduisant à l’application de plusieurs sanctions afin d’assurer une répression effective des infractions » (§ 21). Or, les deux dispositions soumises à son appréciation ont des finalités de poursuites différentes, donc complémentaires (§ 20). En effet, selon la rue de Montpensier, les dispositions de l’article 1729 du code précité « permettent à l’administration fiscale d’infliger des sanctions pécuniaires aux contribuables notamment en cas de manquement délibéré, d’abus de droit ou de manœuvres frauduleuses », étant précisé que ces sanctions, « dont le niveau varie selon la nature de l’infraction et en proportion des droits éludés, s’ajoutent à l’impôt dû et sont recouvrées suivant les mêmes règles ».

Par deux fois, les Sages rappellent qu’en cas de poursuites cumulées, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne doit pas dépasser le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues (§ 24). Enfin, en fondant la décision sur le principe de nécessité des délits et des peines et en refusant de reconnaître une portée générale au principe de l’autorité de la chose jugée consacré par l’article 6 du Code de procédure pénale, le Conseil constitutionnel rappelle que le principe non bis in idem n’avait pas un rang constitutionnel dans le système juridique français. En définitive, les Sages consacrent leur jurisprudence antérieure de sorte qu’ils admettent la possibilité de cumuler peines et sanctions relevant de la matière pénale, refusant de mettre fin aux doubles sanctions.

En outre, le Conseil constitutionnel émet des réserves d’interprétation qui interpellent.

D’une part, un espoir était permis lorsque le Conseil constitutionnel a précisé qu’un contribuable définitivement jugé, déclaré non redevable de l’impôt par décision juridictionnelle devenue définitive pour motif de fond, ne pouvait être condamné pour fraude fiscale (§ 13).

Cette réserve d’interprétation a pour conséquence de rendre caduque une jurisprudence ancienne de la Cour de cassation qui décidait, de façon constante, que la décision du juge de l’impôt ne pouvait avoir, au pénal, autorité de la chose jugée[7].

D’autre part et néanmoins, le Conseil constitutionnel précise que si le cumul est possible au regard du principe de nécessité des délits et des peines, ce même « principe impose néanmoins que les dispositions de l’article 1741 ne s’appliquent qu’aux cas les plus graves de dissimulation frauduleuse de sommes soumises à l’impôt [sachant que] cette gravité peut résulter du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention » (§ 21, in fine).

Le Conseil constitutionnel étonne, voire inquiète, en décidant que le délit de fraude fiscale, en dehors de toute idée de cumul, ne doit être réservé qu’aux cas les plus graves. Assiste-t-on à l’instauration d’une justice à plusieurs vitesses ? En d’autres termes, la dualité des poursuites ne serait possible que dans les « cas les plus graves » de dissimulation…

Le jugement du 12 janvier 2017

Le 12 janvier 2017, dans l’affaire Wildenstein, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé une relaxe générale. Il a préalablement rejeté la question préjudicielle et la demande de sursis à statuer sollicitées par les prévenus.

En s’appuyant sur la décision n° 2016-545 QPC du 24 juin 2016, la défense entendait en effet démontrer que la juridiction pénale, saisie de poursuites fondées sur l’article 1741 du CGI, était tenue de surseoir à statuer dans l’attente d’une décision définitive du juge de l’impôt. Or, le tribunal a jugé que le juge pénal peut, en matière de fraude fiscale, statuer avant le juge de l’impôt, a fortiori quand celui-ci ne s’est pas prononcé de manière définitive.

Si le tribunal correctionnel précise que « l’anéantissement de cette jurisprudence amène nécessairement à s’interroger sur la jurisprudence ancienne de la Cour de cassation qui décidait, de façon constante, que la décision du juge de l’impôt, ne pouvait avoir, au pénal, autorité de la chose jugée » et ajoute que « la présente demande de sursis repose sur un fondement sérieux», le juge pénal refuse pourtant de se soumettre au juge de l’impôt et de conditionner sa décision à ce que décidera ce dernier et ce, malgré le fait que le Conseil constitutionnel semblait l’y inviter …

En définitive, le juge pénal s’essaie à la création d’un droit pénal fiscal, sacralisant ainsi son autonomie. Cependant, le manque de clarté du Conseil constitutionnel, l’incertitude quant à la valeur du principe non bis in idem[8] en droit interne et les décisions à venir du juge de l’impôt d’une part, et de la Cour d’appel d’autre part, pourraient bien rebattre -encore une fois- les cartes du droit pénal fiscal…

[1] Voir article « L’outil pénal au service du contrôle fiscal : rappels et droit d’inventaire », 5 février 2016, blog des fiscalistes, Par Emmanuel Daoud et Victoire de Tonquédec.

[2] Décision n° 2014-453/454 QPC et 2015-462 QPC du 18 mars 2015.

[3] Not. C ; mon.fin. art.L.465-1 et L.621-15 qui organisent les procédures disciplinaires devant cette autorité.

[4] Décision n° 2015-513/514/526 QPC du 14 janvier 2016 – M. Alain D. et autres : appliquant les critères fixés par sa jurisprudence issue de sa décision du 18 mars 2015, le Conseil constitutionnel a jugé que le délit d’initié et le manquement d’initié devaient être regardés comme susceptibles de faire l’objet de sanctions de nature différente.

[5] Cass. ass. plé., 8 juillet 2010, n°10-10.965, Crim. 25 juin 2014, n° 14-90.017 ; 3 déc. 2014, n° 14-82.526.

[6] Cass. Crim., 20 juin 1996, n°94-85.796 ; Cass. Crim., 16 janvier 2002, n°01-83.742.

[7] Cass. Crim., 29 mai 1973, n° 72-92009, Cass. crim., 9 avril 1970, n° 68-92282 et Cass. crim., 4 juin 1970,  n° 69-93414, Cass. crim., arrêt du 10 mars 1986, n° 84-95510.

[8]Pourtant consacré en droit européen : notamment l’arrêt Lucky Dev. c/ Suède du 27 novembre 2014, dans lequel la CEDH a appliqué ce principe en matière fiscale ou encore l’arrêt Grande Stevens et autres c/ Italie du 4 mars 2014 en matière boursière.

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