La règle de limitation de déductibilité de la charge d’intérêt nette en fonction de l’EBITDA, sur la sellette ?

thomas perrot Thomas PERROT
Avocat Associé
SKADDEN ARPS MEAGHER & FLOM LLP
Intervenant à la conférence « Votre politique fiscale groupe face au droit communautaire », le 24 mai 2016 à Paris

Image1Blanche SAVARY DE BEAUREGARD
Avocat à la Cour
SKADDEN ARPS MEAGHER & FLOM LLP

Le 28 janvier 2016, la Commission européenne publiait une proposition de directive (2016/0011) « établissant des règles pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur », dans la lignée des recommandations du Projet BEPS OCDE/G20 publié le 5 octobre 2015.

Parmi l’arsenal de mesures proposées par la Commission, l’une, prévue à l’article 4, concerne plus particulièrement la déduction des intérêts d’emprunt et son adoption imposerait à la France une réforme radicale de ses règles en la matière.

En substance, les charges financières nettes liées à des emprunts ne seraient plus déductibles pendant l’exercice fiscal au cours duquel elles ont été supportées qu’à hauteur d’un million d’euros (seuil de minimis) ou, si ce montant est supérieur, à 30 % du résultat avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (EBITDA) du contribuable, calculé à partir de son revenu imposable. Une clause de sauvegarde permettrait néanmoins au contribuable, s’il peut démontrer que le ratio entre ses fonds propres et l’ensemble de ses actifs est au moins égal à 98 % du ratio équivalent du groupe (apprécié comme l’ensemble des entités comptablement consolidées), de déduire l’intégralité de ses charges financières. La proposition prévoit en outre une possibilité de report en avant de la fraction d’EBITDA non-utilisée, ainsi que des coûts d’emprunt non-déduits en application de cette règle.

On mesure l’impact qu’un tel mécanisme pourrait avoir notamment dans le domaine immobilier, dans celui des projets infrastructures ou dans celui du private equity, où les niveaux d’endettement conduisent fréquemment à ce que le ratio de couverture des intérêts par l’EBITDA excède le ratio envisagé par la Commission.

À cet égard, la Commission n’a pas vraiment fait œuvre novatrice et c’est peu dire que l’article 4 de la directive s’inspire du modèle allemand en vigueur dit « Zinsschranke ».  Sans entrer dans le détail de la règle allemande, celle-ci prévoit pareillement que les intérêts nets ne sont pas déductibles au-delà d’une fraction représentant 30 % de l’EBITDA, et inclut aussi une clause de sauvegarde basée sur un ratio de fonds propres sur actifs, apprécié au niveau de l’emprunteur et au niveau de son groupe. Le seuil en-deçà duquel les intérêts nets demeurent déductibles opère cependant de façon légèrement différente et a été fixé à trois millions d’euros.

Il n’est donc pas inintéressant pour les emprunteurs français de noter que cette règle-modèle a subi, le 10 février 2016 (ironie du calendrier !), une sérieuse remise en cause constitutionnelle.

À cette date, la Cour fédérale fiscale allemande(Bundesfinanzhof, le BFH) a jugé que la disposition en question était contraire au principe d’égalité de traitement prévu à l’article 3, paragraphe 1, de la constitution allemande, ainsi qu’aux principes qui en sont dérivés (I R 20/15). Dans le domaine fiscal, le législateur doit en effet se conformer aux principes étroitement liés de capacité financière (Prinzip der finanziellen Leistungsfähigkeit), en vertu duquel les contribuables qui ont des moyens financiers identiques doivent être soumis au même niveau d’imposition, et de cohérence (Prinzip der Folgerichtigkeit), en vertu duquel si le législateur entend imposer certaines opérations, il doit le faire de telle sorte que tous les contribuables supportent un fardeau fiscal équivalent. Sur ce point, le BFH relève notamment que l’application du seuil de minimis, qui réduit à 0,12 % le nombre de sociétés imposables effectivement affectées par le Zinsschranke, en fait une règle visant des scénarios atypiques. L’égalité de traitement doit en outre être mesurée en matière de fiscalité des entreprises à l’aune d’un principe d’objectif net (objektives Nettoprinzip), ce qui signifie qu’en règle générale, les entreprises doivent être imposées sur leurs revenus nets et donc que leurs coûts doivent être déductibles de la base imposable. En l’occurrence, notamment en raison du système d’imposition annuelle, le BFH n’a pas considéré la possibilité de report en avant des intérêts non-déductibles comme permettant de satisfaire cette exigence. Les autres justifications présentées (entre autres, le caractère anti-abus de la règle) ont été tout autant rejetées.

Le BFH a donc conclu au caractère anticonstitutionnel du mécanisme et décidé de renvoyer l’affaire devant la Cour constitutionnelle fédérale allemande (Bundesverfassungsgericht; BVerfG) pour que soit jugé de la compatibilité du Zinsschranke avec l’article 3 de la constitution allemande. La décision du BVerfG, qui tranchera de façon définitive la question, pourrait prendre plusieurs années, durant lesquelles la règle de limitation des intérêts reste applicable.

Quid si le BVerfG suivait le raisonnement du BFH ?

Nous laissons aux spécialistes de droit allemand la difficile question de hiérarchie des normes qui résulterait de l’éventuelle transposition en droit national d’une directive communautaire similaire à un texte interne jugé incompatible avec leur constitution. Nous leur laissons également la question de savoir si la règle communautaire trouverait le cas échéant à s’appliquer en toutes situations, internes, intra-communautaires, et internationales.

Hors du contexte allemand, restent plusieurs points d’intérêt pour le contribuable français, menacé d’être soumis à des règles comparables de limitation de la déductibilité des charges financières :

En premier lieu, la règle issue de la proposition de directive pourrait-elle s’avérer incompatible avec les grands principes d’égalité et de respect du droit de propriété, garantis aussi bien par le droit communautaire (article 6, 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne et Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne), que par la constitution française (préambule de la Constitution et renvoi à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) ? On peut en douter, tant le raisonnement du BHF (notamment sur le principe d’objectif net) paraît extrême aux yeux du juriste français.

Il est plus simplement permis de s’interroger sur l’avenir politique de l’article 4 du projet de directive. Difficile en effet d’imaginer le législateur communautaire pousser à l’adoption d’une règle dont le modèle, issu de l’un des États membres les plus influents, est contesté par ses propres tribunaux et pourrait, dans deux ou trois ans, être jugé par sa cour suprême. Et ce à plus forte raison que l’unanimité est requise en la matière (article 115 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne). À moins que le seuil de minimis ne soit tout simplement supprimé du projet de directive, éloignant ainsi ipso facto le spectre d’une inconstitutionnalité avec les règles allemandes ? Mais cela affecterait considérablement l’économie de la mesure et élargirait très nettement le champ des entreprises concernées.

Ajoutant encore davantage de confusion au débat, le gouvernement britannique a annoncé son intention d’introduire une règle de limitation de la déduction des intérêts se conformant au projet BEPS (HM Treasury : Budget 2016 – 1.209, 1.210, 2.97, 2.136) – mais qui présente déjà des différences sensibles avec le projet de la Commission. Gageons que le sujet connaîtra encore, avant l’adoption de toute directive, des débats animés dans le forum européen – et français !

 

Laisser un commentaire