Limitation de la déduction des charges financières intragroupes : appréciation du caractère normal du taux d’intérêt

Conférence « Holdings animatrices » du 23 novembre 2017, Paris

Article de Me Jean-Christophe BOUCHARD, Avocat Associé, NMW Delormeau

Dans un arrêt en date du 19 juin 2017 (CE 19 juin 2017 n°392543, Sté General Electric France), le Conseil d’Etat apporte d’utiles précisions concernant l’appréciation du caractère normal du taux d’intérêt d’un prêt intragroupe en jugeant que l’appréciation du risque de solvabilité d’une société (qui permet de déterminer le taux moyen auquel elle est susceptible d’emprunter) n’est pas influencé du seul fait de son appartenance à un groupe de sociétés, en absence de toute obligation juridique de soutenir la société en cas de difficulté financière.

Pour rappel, les intérêts payés par une société à raison d’emprunts constituent des charges déductibles de l’impôt sur les sociétés à condition qu’ils aient été contractés dans l’intérêt de la société. Ceci suppose que le taux de rémunération du prêt puisse être considéré comme « normal » et non pas trop haut ou trop bas compte tenu des circonstances de l’espèce.

Dans sa rédaction issue de la loi de finances pour 2006, l’article 212 I. du Code général des impôts (« CGI ») prévoit que les intérêts servis à des sociétés liées sont déductibles dans la limite de ceux calculés d‘après un taux légal de référence (visé à l’article 39.1.3° du CGI) ou, s’ils sont supérieurs, « d’après le taux que cette entreprise aurait pu obtenir d’établissements ou d’organismes financiers indépendants dans des conditions analogues ».

La question de la déduction des charges financières payées à raison de prêts intra-groupes est un motif de redressement récurrent lors des contrôles fiscaux. En pratique, l’administration fiscale considère qu’en cas de mise en place d’un financement intragroupe une société doit disposer d’une offre de prêt émise par une banque pour justifier de la normalité du taux d’intérêt pratiqué, ce qui n’est pas toujours le cas notamment lorsque le corpus documentaire est réalisé a posteriori.

Par ailleurs, la pratique du contrôle fiscal permet de constater que même lorsque la société fournit un corpus documentaire justificatif pour démontrer le caractère normal du taux d’intérêt pratiqué, les Services vérifieurs ont tendance à inverser la charge de la preuve en se bornant à rejeter les éléments de justification apporté sans pour autant développer leurs propres éléments d’analyse.

L’arrêt commenté apporte dons d’utiles précisions en ce qui concerne la démarche que doit suivre l’administration lorsque celle-ci entend contester les taux d’intérêts pratiqués dans des prêts intragroupes.

Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt commenté, la société General Electric Money Bank (GEMB) est établissement de crédit appartenant à un groupe fiscal intégré. Ce groupe intégré est dirigé par la société General Electric Capital. Le groupe GE a recours à des emprunts intragroupes pour financer son activité.

Suite à des opérations de contrôle, l’administration fiscale a réintégré dans les exercices 2004 à 2006 une fraction des intérêts servis par GEMB à d’autres sociétés du groupe.

Pour l’administration, le taux d’intérêt servi par la société GEMB aux autres sociétés du groupe devait être comparé aux taux servis par les banques de la zone euro notées « AA » (par les agences de notation) pour les emprunts obligataires émis au cours de la période concernée.

A l’appui de sa position, l’administration invoquait en particulier le contenu de deux lettres adressées à la société GEMB par l’agence Standard & Poor’s en 2004 et en 2008, qui précisait que la note « AA » qui lui avait été attribuée résultait de son appartenance à un groupe intégré dont la société mère était notée « AAA » et du soutien financier que cette dernière lui apporterait si nécessaire.

L’administration considérait donc que les intérêts payés par la société GEMB auraient dû avoisiner ceux payés par les banques ayant obtenu la note « AA ».

La société GEMB avait, quant à elle, comparé le taux de ses emprunts avec ceux des banques européennes notées « BB ». Cette démarche se basait sur une analyse de Standard & Poor’s, effectuée à usage purement interne, qui portait uniquement sur les caractéristiques intrinsèques de la société GEMB.

En effet, si cette dernière bénéficiait bien d’un soutien de sa société mère américaine pris en compte par Standard & Poor’s pour évoquer une note AA, il s’agissait d’un soutien financier accordé de façon spécifique à raison de certains de ses instruments de dettes à long terme.

Saisi du litige, le Tribunal administratif de Montreuil puis la Cour administrative d’appel (CAA) de Versailles ont jugé que l’administration fiscale n’avait pas apporté la preuve que les intérêts d’emprunt facturés à la société GEMB par ses prêteurs auraient présenté un caractère excessif par rapport à ceux que la société aurait pu obtenir si elle avait choisi de recourir à un financement auprès de tiers.

La question soumise à la Haute Juridiction était donc celle de savoir si la seule appartenance de l’emprunteur à un groupe de sociétés suffisait pour influencer à la baisse son risque de défaut et par suite le taux d’intérêt applicable.

Sur cette question, la CAA de Bordeaux avait jugé, dans un arrêt du 2 septembre 2014 (CAA de Bordeaux 2 septembre 2014, n° 12BX01182 « Société Stryker Spine ») que :

« si l’appartenance de cette entreprise à un groupe constitue un des éléments caractérisant sa situation et peut ainsi être prise en compte dans l’appréciation du risque de défaut qu’elle présente, ce ne peut être que dans la mesure de son incidence sur les critères au regard desquels s’apprécie le risque ; (…) qu’aucun des éléments dont fait état l’administration ne fait ressortir que la société mère ou une autre société membre du groupe serait nécessairement venue suppléer le défaut de paiement dont aurait pu faire preuve la société Stryker Spine pendant la durée des emprunts litigieux ».

Il semble donc que pour le juge de l’impôt, l’appartenance à un groupe ne peut pas, à elle seule, modifier le risque de solvabilité d’un emprunteur sauf si les circonstances de faits et de droit (existence de garanties ou autres engagements contraignants) imposent à un autre membre du groupe l’octroi d’une aide financière en cas de difficulté économique.

Dans l’arrêt commenté, le Conseil d’Etat valide la position adoptée par la CAA de Bordeaux en jugeant que l’appartenance à un groupe ne peut pas, à elle seule, modifier le risque de solvabilité d’un emprunteur, « quand bien même les acteurs de marché seraient renseignés sur le risque de solvabilité de la société tête de groupe en raison de la stabilité des notes, convergentes et régulièrement actualisées, qui lui sont attribuées par différentes agences de notation ».

Il en résulte donc que pour juger de la normalité d’un taux d’intérêt supporté par une filiale, l’administration fiscale ne peut pas tenir compte d’une « garantie implicite » qui serait réputée accordée par une société mère à cette filiale du seul fait de leur appartenance commune à un même groupe.

En premier lieu et même si elle a été rendue sous l’empire des anciennes dispositions de l’article 212.I du CGI, la décision du Conseil d’Etat n’en conserve pas moins toute sa valeur. Elle établit en effet clairement que, sauf circonstances tout à fait exceptionnelles dont elle devra prouver l’existence, l’administration ne peut pas invoquer l’appartenance à un groupe mieux noté pour remettre en cause le taux d’intérêt payé par une société à raison de sa situation propre.

En second lieu, l’arrêt commenté constitue un utile rappel en ce qui concerne les moyens de preuve pouvant être opposés à l’administration. En effet, si la normalité d’un taux d’intérêt doit s’apprécier par référence aux conditions de marché existant lors de la conclusion d’un emprunt, rien n’autorise l’administration fiscale à rejeter la documentation préparée par une société au seul motif que cette documentation est postérieure à l’obtention du prêt.

Une notation peut ainsi parfaitement être préparée a posteriori, dès lors qu’elle est fondée sur les caractéristiques de la société et sur les données de marché existant à la date d’émission de l’emprunt. Sur cette question, le juge de l’impôt a récemment jugé que « le service n’est pas fondé à exiger de la société BSA la production d’une offre de prêt contemporaine des opérations, la pertinence des taux d’intérêt pratiqués pouvant être démontrée par des études » (TA Montreuil, 30 mars 2017, n°1506904, Société BSA).

On ne peut que se féliciter des précisions apportées par le Conseil d’Etat en ce qui concerne l’appréciation de la normalité des taux d’intérêt pratiqués en cas de prêts intragroupes. On attendra avec intérêt de voir si les Services vérificateurs vont tirer les conséquences de cette décision et adapter leur pratique.

Jean-Christophe BOUCHARD
Avocat Associé
NMW Delormeau
Diplômé d’expertise comptable
Intervenant au sein des conférences EFE

www.nmwdelormeau.com

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